Dans la précédente publication, j'ai montré comment l’acte de bâtir ne peut se dissocier de celui d’investir son environnement de valeurs. J'ai aussi montré que l'acte de construire est intrinsèquement lié aux significations que nous attribuons aux différents lieux de notre écosystème.
Mes recherches sur la morphogenèse urbaine m'ont permis d'observer que la plupart des villes naissent dans un territoire spécifique qui articule deux conditions. La première est sa position stratégique sur le territoire, tout comme sa proximité avec l'approvisionnement en eau, sa capacité à défendre ses frontières, ou encore son accès aux routes commerciales. La seconde, est sa relation étroite avec des lieux symboliques, ces lieux sont des « vides primitifs » qui structuraient et organisaient l'espace de l'habitat.
Pour illustrer ce raisonnement, on peut observer que la « Plaine du Lendit », située à quelques kilomètres au nord de Paris, était un endroit sacré où, au printemps, les druides de toute la Gaule se réunissaient. C'était un « vide structurant », stratégiquement placé à une certaine distance de « l'île de la Cité ». La « Plaine du Lendit » était facilement accessible depuis le lieu de résidence permanent des représentants des différentes tribus gauloises autour de « l'île de la Cité ».
Un autre exemple de « vide structurant » est la « Serra de Sintra » – montagne, située à la périphérie de Lisbonne. Ce « vide primitif » était un attracteur de rituels de pèlerinage qui a structuré le déploiement urbain de Lisbonne. Le « Cap de la Roca », sur le versant oriental de ces montagnes, était dans l'imaginaire anthropologique des premiers peuples la limite du monde connu et le lieu de pratiques rituelles lorsque la planète Terre était imaginée comme plate. Ces rituels agissaient comme une protection contre des dangers inconnus et ont duré de nombreux siècles.
La « plaine du Lendit » et la « Serra de Sintra » étaient des sites sacrés attirant divers rituels, et repoussant l’habitation permanente. Ce type de lieu correspond au domaine de la mort, il existe à quelques kilomètres du domaine des vivants (les premiers établissements). Dans le cas de Paris, la ville s'est d'abord développée autour d'un axe Nord/Sud, ayant « l'Ile de la Cité » comme point central. Dans le cas de Lisbonne, son développement a commencé autour d'un axe Occident/Orient, ayant la colline du « Castelo de São Jorge » comme point central.
Ces « vides primitifs » structuraient le territoire et permettaient aux premiers hommes de se représenter les valeurs anthropologiques profondes. Les « vides primitifs » étaient investis de rituels de mort et de vie. Ces lieux articulent encore aujourd'hui des formes spatiales et des forces symboliques. A Paris, nous avons la « Basilique de Saint Denis » comme domaine qui attire les activités liées à la mort – cimetières et rituels mystiques ; et « l'île da Cité » comme espace attractif pour les activités liées à la vie – marchés, routes de pèlerinage, festivités saisonnières, routes du roi, entre autres rituels liés à la vie et intensément liés à l'établissement de ses communautés. Un autre exemple de ces systèmes de mise en œuvre de valeurs profondes sur le territoire est le cas de la « Serra de Sintra », un domaine qui attire des activités liées à la mort, elle est aussi intrinsèquement liée à la mort et aux rituels mystiques ; et la « Colline de São Jorge » comme attracteur de vie – domaine de représentation des espaces liés au pouvoir politique, religieux et de production. Ces domaines sont marqués sur le territoire à travers des bâtiments de référence et d'intensité, recherchés par des milliers de touristes.
Tout au long de l'histoire, la première étape de la stratégie de domination de chaque peuple conquérant – tels que les Phéniciens, les Grecs, les Celtes, les Romains, … en Europe du Sud, commence avec l'occupation des « vides structurants » que nous venons d'évoquer. Il s’agissait d’une stratégie de contrôle des déplacements des populations qui y habitaient. Maîtriser les « vides structurants » implique de maîtriser les mouvements de population dans l'espace.
Nous pouvons affirmer que ces lieux ont structurés l'identité collective et sont des références pour leurs habitants. Pour nous architectes, ces lieux parlent un langage qui traverse les générations, que nous devons interpréter et intégrer le sens lorsque nous intervenons sur le territoire.
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